Jurisprudence

Autorisations spéciales d'absence : quand la justice administrative freine les avancées sociales

Autorisations spéciales d'absence : quand la justice administrative freine les avancées sociales

Une « saga » judiciaire qui s'étend sur plusieurs mois vient de connaître un nouveau rebondissement le mois dernier. Les autorisations spéciales d'absence (ASA) adoptées par Grenoble Alpes Métropole pour ses agents ont été progressivement suspendues par la justice administrative.

Au-delà de la bataille juridique, cette affaire révèle les limites d'un cadre législatif inadapté aux enjeux sociétaux contemporains et pose une question fondamentale : jusqu'où peuvent aller les collectivités territoriales pour faire progresser les droits de leurs agents ?

Chronologie d'une initiative audacieuse (et nécessaire)

En décembre 2024, deux collectivités grenobloises adoptent des mesures ambitieuses. La Ville de Grenoble crée par délibération du 16 décembre un « congé paternité et d'accueil » étendu.

Quatre jours plus tard, le 20 décembre, Grenoble-Alpes Métropole va plus loin en instituant trois nouvelles autorisations spéciales d'absence, applicables dès le 1er janvier 2025 :

Congé « 2ème parent »

Dix semaines, alignant la durée sur celle du congé maternité (contre 25 jours de congé paternité légal), pour « permettre une meilleure répartition des tâches domestiques et des rôles parentaux dès la naissance de l'enfant »

Congé « interruption de grossesse »

Deux jours, destiné à « accompagner les femmes dans les douleurs physiques et émotionnelles que peut entraîner une interruption de grossesse »

Congé « santé menstruelle »

Jusqu'à 15 jours d'absence par an sur présentation d'un certificat médical pour les personnes souffrant de règles douloureuses

Dès janvier 2025, la Préfecture de l'Isère saisit le tribunal administratif de Grenoble pour contester la légalité de ces délibérations.

Première décision : le tribunal administratif trace une voie

Le 17 février 2025, le tribunal administratif de Grenoble rend une ordonnance intéressante. Ce dernier suspend effectivement les délibérations pour incompétence : ce n'est pas aux assemblées délibérantes de créer ces ASA, cette compétence relevant des chefs de service.

Mais le tribunal ne s'arrête pas là. Dans une volonté de clarification qui semblait alors prometteuse, il précisait que les chefs de service pouvaient légalement mettre en place les ASA « 2ème parent » et « interruption de grossesse » sur le fondement de l'article L. 622-1 du code général de la fonction publique.

En revanche, l'ASA « santé menstruelle » est jugée incompatible avec ce cadre juridique, ne relevant d'aucune des catégories prévues par les textes.

À l'époque, cette décision apparaît comme un compromis constructif en termes de raisonnement : certes, la procédure n'était pas respectée, mais le fond était en partie validé.

Le rebond : la Métropole persiste et signe

Forte de cette interprétation, la Métropole de Grenoble adopte le 14 mars 2025 une note de service créant l'ASA « 2ème parent » (réduite à six semaines) et l'ASA « interruption de grossesse » (maintenue à deux jours). Cette fois, c'est bien le Président, en sa qualité de chef de service, qui agit, conformément à ce qu'avait indiqué le tribunal.

Mais la Préfecture de l'Isère persiste également et conteste cette nouvelle décision devant le même tribunal administratif.

Juillet 2025 : premier coup d'arrêt

Le 11 juillet 2025, le tribunal administratif de Grenoble suspend la note de service en considérant que l'ASA « interruption de grossesse » ne peut finalement pas être créée, même par le chef de service. Déception.

La Métropole annonce, sans surprise, saisir la cour administrative d'appel de Lyon.

Septembre 2025 : la CAA de Lyon ferme définitivement la porte

Le 12 septembre 2025, dernier acte de cette saga (pour l'instant) : la cour administrative d'appel de Lyon entérine l'interprétation du 11 juillet 2025 et va même plus loin. Elle confirme la suspension de la note de service en raison de la création d'une ASA « interruption de grossesse » mais aussi s'agissant de la création de l'ASA « 2ème parent ».

Toutes les ASA créées par la Métropole sont désormais suspendues. L'initiative grenobloise, pourtant portée par une volonté d'égalité et de modernisation, se heurte au mur du droit de la fonction publique ou de son interprétation par les juges…

La Métropole a annoncé saisir le Conseil d'État.

Une interprétation juridique critiquable

Au-delà du feuilleton judiciaire, c'est l'analyse juridique retenue qui interroge. Pourquoi les ASA « 2ème parent » et « interruption de grossesse » ne pourraient-elles pas entrer dans le champ de l'article L. 622-1 du code général de la fonction publique ?

Pour rappel, l'article L. 622-1 du code général de la fonction publique prévoit :

« Les agents publics bénéficient d'autorisations spéciales d'absence liées à la parentalité, notamment les autorisations d'absence prévues à l'article L. 1225-16 du code du travail, et à l'occasion de certains évènements familiaux. Ces autorisations spéciales d'absence sont sans effet sur la constitution des droits à congés annuels et ne diminuent pas le nombre des jours de congés annuels ».

Cet article renvoie à l'article L. 1225-6 du code du travail qui liste plusieurs catégories d'absences autorisées, toutes liées à des événements médicaux et/ou familiaux :

  • Les examens médicaux obligatoires dans le cadre de la surveillance de la grossesse et des suites de l'accouchement
  • Les actes médicaux nécessaires dans le cadre d'une procédure d'assistance médicale à la procréation (PMA)
  • Les examens médicaux du conjoint ou partenaire (trois au maximum) dans le cadre de la grossesse ou de la PMA
  • Les entretiens obligatoires pour l'obtention de l'agrément en vue d'une adoption

L'incohérence du traitement de l'IVG

Regardons cette liste attentivement.

Les actes médicaux s'inscrivant dans le cadre de la PMA donnent droit à des ASA. Les examens médicaux de suivi de grossesse aussi. Les entretiens d'adoption sont également inclus.

Cela démontre une certaine volonté du législateur.

Or, l'interruption volontaire de grossesse est également un acte médical strictement encadré par le code de la santé publique. Comme la PMA, elle relève d'un parcours médical. Comme les examens de grossesse, elle concerne la santé reproductive.

Quelle est donc la justification juridique pour exclure l'IVG ? Ne pouvait-elle être considérée comme un événement familial majeur ? Les enjeux autour de la santé reproductive sont nombreux à l'heure actuelle et le droit de la fonction publique comme les juges administratifs ne peuvent y être hermétiques.

Cette frilosité à reconnaître pleinement ce droit est problématique.

En creux, cette exclusion renvoie l'IVG au régime du congé de maladie ordinaire. C'est pathologiser un acte qui relève de l'exercice d'un droit fondamental, inscrit depuis 2024 dans la Constitution française. C'est aussi potentiellement stigmatiser les femmes qui doivent alors justifier d'un arrêt maladie.

Si la PMA mérite une protection spécifique matérialisée par la mobilisation des ASA (et elle le mérite), pourquoi pas l'IVG ? La distinction est juridiquement fragile et socialement régressive.

Le congé « 2ème parent » : une lecture trop restrictive

Concernant le congé « 2ème parent », l'objectif affiché était clair : rééquilibrer la présence parentale dans les premières semaines de vie de l'enfant. Permettre au second parent (le père dans la majorité des cas, mais aussi la « co-mère » dans les couples de femmes) d'être présent plus longtemps que ce que prévoit le congé paternité.

Le principe d'une présence prolongée du second parent pour accompagner les premières semaines de l'enfant, ponctuées d'autant d'événements familiaux, n'est donc pas étranger au texte.

Certes, il ne s'agit pas ici d'examens médicaux ponctuels mais d'une période continue. Mais peut-on vraiment considérer que l'esprit du texte, qui vise à soutenir la parentalité et l'équilibre familial, exclut catégoriquement une telle extension ? Notre société, qui prend progressivement conscience des déséquilibres dans la sphère familiale, requiert pourtant de telles évolutions juridiques.

La lecture retenue par la justice administrative apparaît excessivement restrictive et assez déconnectée des enjeux contemporains d'égalité entre les parents.

Les enjeux sociétaux occultés

Derrière ces débats juridiques, ce sont des enjeux majeurs qui sont en cause.

La déstigmatisation de l'IVG

Reconnaître une ASA spécifique pour l'interruption de grossesse, c'est affirmer que cet acte médical mérite une reconnaissance institutionnelle. C'est sortir l'IVG du non-dit, du flou, de la nécessité de se cacher derrière un arrêt maladie.

C'est aussi, très concrètement, garantir aux femmes concernées qu'elles pourront s'absenter sans crainte de jugement ni de questionnement indiscret. Et surtout sans être défavorablement impactées en étant rémunérées à 90% dans le cadre d'un congé de maladie ordinaire. C'est protéger leur vie privée tout en reconnaissant que l'IVG peut nécessiter un temps de récupération physique et psychologique, qu'elles ne devraient pas avoir à payer.

Dans un pays où l'IVG est constitutionnalisée, le refus d'une telle ASA apparaît paradoxal.

L'égalité professionnelle et parentale

Le congé « 2ème parent » n'était pas une simple générosité administrative. Il visait à corriger un déséquilibre structurel : aujourd'hui encore, ce sont principalement les mères qui interrompent ou ralentissent leur carrière pour s'occuper des enfants, notamment lors de l'arrivée d'un enfant dans le foyer. Cette asymétrie pèse sur leurs trajectoires professionnelles, leurs revenus, leurs retraites.

En permettant au second parent de s'absenter plus longtemps, émerge les conditions d'un partage plus équilibré des responsabilités dès le début. Un message institutionnel fort est également envoyé : la parentalité est l'affaire des deux parents, lorsqu'il y a couple.

Le congé menstruel : une perspective internationale éclairante

Le congé menstruel a été d'emblée écarté par le tribunal administratif de Grenoble, et cette position n'a pas été contestée par la suite. Force est de constater que le cadre juridique actuel ne permet pas de l'intégrer aux ASA existantes.

Ce sujet reste pourtant un débat légitime.

Plusieurs pays se sont penchés sur la question à l'instar de l'Espagne qui a créé un dispositif spécifique en 2023. Des discussions parlementaires ont eu lieu en Italie à compter de 2017, tandis que le Portugal a instauré un congé pour les femmes souffrant d'endométriose et d'adénomyose.

Un congé menstruel existe également dans les pays suivants :

  • Japon depuis 1947
  • Corée du Sud depuis 2001
  • Taiwan depuis 2013
  • Zambie depuis 2015

Ces exemples, qui s'étendent sur près de 80 ans et plusieurs continents, montrent qu'il ne s'agit pas d'une préoccupation nouvelle ou marginale.

En France, le débat peine à émerger au niveau législatif, entre crainte de stigmatisation et reconnaissance des souffrances réelles liées aux troubles menstruels sévères.

Sur ce point précis, l'action locale ne peut suffire : une décision du législateur est indispensable.

Le Conseil d'État, dernier recours

Ce dernier recours sera déterminant.

Le Conseil d'État devra trancher : l'interprétation restrictive des juridictions grenobloise et lyonnaise est-elle la seule possible ? L'article L. 622-1 du CGFP et le renvoi à l'article L. 1225-6 du code du travail permettent-ils ou non d'inclure l'IVG et le congé « 2ème parent » parmi les ASA légales ?

Cette décision aura une portée nationale. Elle dira si les chefs de service disposent d'une marge de manœuvre pour faire évoluer les droits de leurs agents sur ce point, ou si tout progrès social doit nécessairement passer par le législateur, au risque de l'immobilisme.

L'urgence d'une intervention législative

Quel que soit l'avis du Conseil d'État, une chose apparaît clairement : le cadre législatif actuel est inadapté aux enjeux contemporains. Il n'est pas suffisamment précis et laisse trop de marge d'interprétation.

Les textes en vigueur, notamment l'article L. 1225-6 du code du travail (en vigueur depuis 2005) datent d'une époque où les questions de parentalité partagée, de déstigmatisation de l'IVG et de santé menstruelle n'étaient pas au cœur du débat public ou dans une moindre mesure. Ils reflètent une vision traditionnelle de la famille et de la (non) maternité qui ne correspond plus aux attentes sociales.

Le législateur doit se saisir de ces questions. En effet, ces évolutions ne relèvent pas du gadget ou de l'effet d'annonce. Elles répondent à des besoins réels ainsi qu'à une nécessité d'harmoniser les pratiques sur l'ensemble de la France dans un souci d'équité.

Ces évolutions contribueraient, sans aucun doute, à une fonction publique plus égalitaire et plus en phase avec les aspirations de la société.

Conclusion : quand l'instabilité politique freine le progrès social

Les autorisations spéciales d'absence pour IVG ou le congé « 2ème parent » ne figurent probablement pas en haut de la pile des urgences gouvernementales. Entre crises budgétaires et convulsions politiques, les droits des agent·es de la fonction publique risquent d'attendre encore un peu.

Pendant ce temps, les collectivités territoriales volontaristes, comme Grenoble Alpes Métropole, se heurtent aux limites du droit existant. Leurs initiatives audacieuses sont suspendues par la justice administrative, faute de base légale suffisante.

Le paradoxe est complet : la société évolue, les attentes progressent, les droits fondamentaux sont même constitutionnalisés (pour l'IVG), mais le droit positif reste figé. Et l'instabilité politique empêche toute mise à jour.

Gageons que lorsque la France retrouvera enfin un gouvernement pérenne, ces sujets seront mis à l'agenda. D'ici là, l'affaire grenobloise aura au moins eu le mérite d'ouvrir le débat.


Points clés à retenir

  • Grenoble Alpes Métropole a tenté de créer trois nouvelles ASA progressistes (2ème parent, IVG, santé menstruelle)
  • La justice administrative a progressivement suspendu toutes ces mesures
  • L'exclusion de l'IVG des ASA légales apparaît paradoxale dans un pays où ce droit est constitutionnalisé
  • Le congé « 2ème parent » aurait favorisé l'égalité professionnelle et parentale
  • Le cadre législatif actuel, datant de 2005, est inadapté aux enjeux contemporains
  • Le Conseil d'État devra trancher, mais une intervention législative reste nécessaire

Assa DIARRA, Avocate associée chez Rendeli

Note : Cette analyse se fonde sur les ordonnances et décisions rendues par le tribunal administratif de Grenoble (février et juillet 2025) et la cour administrative d'appel de Lyon (septembre 2025) concernant les autorisations spéciales d'absence créées par la Ville de Grenoble et Grenoble-Alpes Métropole.

Sources :

Tribunal administratif de Grenoble - Suspension des ASA

Cour administrative d'appel de Lyon - Suspension de la note de service

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